Titre latin : De Reductione
Artium ad Theologiam (écrit de 1269-1270)
page éditée par www.JESUSMARIE.com et corrigée par
Takeru
Prologue
1. "Tout don excellent et toute donation
parfaite viennent d'En-Haut, ils descendent du Père des lumières", ainsi écrit
saint Jacques au premier chapitre de son épître. Dans ce texte, il est question
de la source de toute illumination, en même temps, il suggère que cette lumière
primordiale est la source généreuse d'où proviennent les multiples lumières.
Même si toute l'illumination de notre connaissance est intérieure, il est
cependant raisonnable d'introduire la distinction suivante : il existe une
lumière extérieure, celle de l'habileté technique, une inférieure, celle de la
connaissance sensible, une intérieure, celle de la connaissance philosophique,
une supérieure, celle de la grâce et de l'Ecriture Sainte. La première éclaire
les formes créées par l'homme, la deuxième la forme naturelle, la troisième la
vérité intelligible, la quatrième et dernière la vérité qui nous sauve.
Première partie
2. La première lumière éclaire les formes
créées par l'homme qui lui sont comme extérieures et furent inventées pour
suppléer aux déficiences de son corps. Elle reçoit le nom de lumière de
l'habileté technique : la condition de celle-ci est en quelque sorte celle d'un
esclave, elle est dépourvue de la noblesse de la connaissance philosophique,
aussi peut-on correctement la qualifier d'extérieure. Elle se diversifie en
fonction des sept arts mécaniques dénombrés par Hugues (de Saint-Victor) dans
son Didascalicon : l'art textile, l'armurerie, l'agriculture, la chasse,
la navigation, la médecine, les spectacles. On peut ainsi montrer que cette
énumération est exacte : toute technique apporte un soulagement ou un réconfort
; on peut encore dire : elle vise à supprimer une peine ou un besoin, elle est
utile ou agréable, selon le vers d'Horace . Les poètes veulent rendre service ou
charmer. Et ailleurs : Qui joint l'utile à l'agréable remporte tous les
suffrages. Pour soulager et faire plaisir, on a les spectacles, ils constituent
l'art des divertissements de toute sorte, chant, musique instrumentale,
littérature d'imagination, exercices physiques . En visant le confort ou
l'amélioration du sort de l'homme, on peut le couvrir, le nourrir ou lui
procurer ce double réconfort. S'il s'agit de le couvrir, on utilise un matériel
souple et mou, c'est l'art de la laine, ou un matériel dur et résistant, c'est
l'armurerie ou l'art du forgeron, qui comprend la fabrication de tout ce qui
peut protéger, qu'il s'agisse d'objets réalisés en fer, en un métal quelconque,
en bois ou en pierre. S'il s'agit du réconfort de la nourriture, il est double,
car nous mangeons des plantes et des animaux ; les plantes sont l'objet de la
culture, les animaux celui de la chasse. Ou encore : s'il s'agit du réconfort de
la nourriture, on peut distinguer la production et la multiplication des
aliments, c'est la culture, et la diversité des préparations qu'ils subissent,
c'est la chasse qui englobe toutes les manières d'apprêter mets, boissons et
condiments savoureux, c'est l'affaire des boulangers, des cuisiniers et des
restaurateurs. On applique toutefois à tout cela le nom qui en désigne une seule
partie en raison de sa prééminence et de sa noblesse . Si l'on veut fournir à la
fois soulagement et réconfort, deux cas se présentent : ou l'on satisfait un
besoin, c'est la navigation, qui englobe tout le commerce des marchandises
destinées au couvert et au vivre ; ou l'on supprime un obstacle, c'est la
médecine, qu'elle consiste à fabriquer des remèdes, potions ou pommades, à
soigner les blessures ou à pratiquer des amputations, comme le fait la
chirurgie. Les spectacles, eux, ne rentrent dans aucun groupe. On constate que
le tableau ainsi dressé est complet.
3. La seconde lumière, dont la clarté nous
fait saisir les formes naturelles est celle de la connaissance sensible. On
l'appelle à juste titre inférieure. Elle commence, en effet, par le bas et
s'effectue grâce à la lumière corporelle ; elle se divise en cinq selon le
nombre de nos sens.
Augustin, au troisième livre de son
Commentaire de la Genèse, démontre ainsi l'exactitude de ce chiffre en
s'appuyant sur la nature de la lumière dans les éléments : la lumière, ou la
clarté, qui permet de distinguer les objets matériels, ou bien possède au plus
haut degré ses caractéristiques, elle est pure, c'est alors le sens de la vue ;
ou elle se mélange à l'air c'est l'ouïe ; ou à des vapeurs, c'est l'odorat ; ou
à des liquides, c'est le goût ; ou à la terre grossière, c'est le toucher. Le
fluide sensible possède, en effet, la nature de la lumière, aussi agit-il
dans les nerfs qui sont naturellement clairs et translucides, de là il se
diversifie dans les cinq sens selon sa plus ou moins grande purification. Puis
donc qu'il existe dans le monde cinq corps simples, les quatre éléments et la
quintessence , pour permettre à l'homme de percevoir toutes les formes
corporelles, il possède les cinq sens correspondants : il n'y a, en effet, pas
de connaissance si l'organe et son objet n'ont pas entre eux une ressemblance et
quelque chose en commun, car chaque sens est une nature bien définie. Il existe
encore une autre méthode pour comprendre l'exactitude de cette énumération, mais
celle-ci a le suffrage d'Augustin et elle semble logique : en effet,
l'exactitude y est établie grâce à la convergence des rapports entre organe,
milieu ambiant et objet des sens.
4. La troisième lumière qui nous éclaire pour
nous faire pénétrer les vérités intelligibles, est celle de la connaissance
philosophique ; on l'appelle intérieure, car elle recherche les causes intimes
et non apparentes en utilisant les principes des sciences et de la vérité
naturelle, qui sont de soi innés chez l'homme . Elle comporte trois parties, une
rationnelle, une naturelle et une morale ; on peut ainsi établir l'exactitude de
ce chiffre : il y a vérité dans le discours, vérité dans les choses, vérité dans
la conduite. La philosophie rationnelle envisage la vérité du discours, la
naturelle celle des choses, la morale celle de la conduite. Ou encore : dans le
Dieu suprême, on peut considérer sa causalité efficiente, formelle ou
exemplaire, et finale, car il est la cause de l'existence, raison de la
connaissance et règle de vie " . De même en est-il dans l'illumination de la
philosophie : elle éclaire pour faire connaître les causes de l'existence, c'est
la physique ; les raisons de la connaissance, c'est la logique ; ou la règle de
vie, c'est la morale ou philosophie pratique. Voici une troisième base de
division : la lumière de la connaissance philosophique éclaire nos facultés
intellectuelles et cela dans leur triple rôle, diriger l'activité, c'est la
morale ; se diriger elles-mêmes, c'est la physique ; diriger l'expression, c'est
la science du discours, en vue d'éclairer l'homme à l'égard de la vérité de sa
vie, de celle de ses connaissances, de celle de leur transmission .
Il y a trois manières d'exprimer en
un discours ce que l'on possède en soi : faire connaître la pensée que l'on a
dans l'esprit, entraîner de plus autrui à 1'accepter, faire naître en lui des
sentiments d'amour ou d'aversion. En conséquence, la philosophie du discours ou
rationnelle comporte trois parties, la grammaire, la logique et la rhétorique.
La première sert à s'exprimer, la seconde à enseigner, la troisième à émouvoir.
La première concerne la raison en tant qu'elle comprend, la seconde en tant
qu'elle juge, la troisième en tant qu'elle entraîne. Comme la raison comprend
grâce à la correction du discours, juge grâce à sa vérité, émeut grâce à son
élégance, cette triple science envisage dans le discours ces trois caractères.
Notre intelligence doit juger en se guidant d'après les raisons formelles. On
peut les envisager à trois points de vue : par rapport à la matière, on les
appelle alors raisons formelles ; par rapport à l'âme, on les appelle raisons
intellectuelles ; par rapport à la sagesse divine, on les appelle raisons
idéales. En conséquence, la philosophie naturelle se divise en trois parties, la
physique proprement dite, la mathématique et la métaphysique, en sorte que
l'objet de la physique est la production et la destruction des choses, en
fonction de leurs propriétés naturelles et des raisons séminales, celui de la
mathématique les formes susceptibles d'abstraction, en fonction des raisons
intellectuelles, celui de la métaphysique la connaissance de tous les êtres en
les ramenant à leur unique principe premier dont ils sont sortis, en fonction
des raisons idéales, autrement dit à Dieu en tant que principe, fin et
modèle (des discussions se sont toutefois engagées entre métaphysiciens à
propos de ces raisons idéales). Enfin, le gouvernement des puissances
motrices doit être examiné à trois points de vue, celui de la vie individuelle,
celui de la famille, celui de la foule des sujets. Aussi, la philosophie morale
se divise-t-elle en trois parties, l'individuelle, la domestique et la
politique, que l'on distingue de la manière susdite, comme leur nom même
l'indique .
5. La quatrième lumière qui éclaire
à l'égard de la vérité qui nous sauve, est celle de l'Ecriture Sainte ; on
l'appelle supérieure parce qu'elle nous entraîne vers les plus hautes réalités
en nous faisant connaître ce qui dépasse notre raison, et aussi parce que nous
ne pouvons la découvrir mais qu'elle doit nous être révélée d'En-Haut par le
Père des lumières ". En la prenant au sens littéral elle est unique, mais en
fait, elle est triple en raison de son sens mystique et spirituel. Dans tous les
livres de l'Ecriture Sainte, en effet, on saisit, outre le sens littéral, celui
qu'expriment les mots mêmes du texte, un triple sens spirituel : l'allégorique
nous enseigne ce qu'il faut croire de la Divinité et de l'humanité, le moral
nous enseigne comment vivre, l'anagogique comment nous attacher à Dieu. Ainsi,
toute l'Ecriture Sainte nous enseigne ces trois points : la génération éternelle
et l'incarnation du Christ, la règle de vie, l'union de Dieu et de l'âme. Le
premier concerne la foi, le second la conduite, le troisième leur fin commune.
L'efFort des docteurs doit s'acharner sur le premier, celui des prédicateurs sur
le second, celui des contemplatifs sur le troisième . On apprendra le premier
surtout chez Augustin, le second surtout chez Grégoire, le troisième chez Denys
; après Augustin vient Anselme, après Grégoire, Bernard, après Denys, Richard
(de Saint-Victor), car Anselme est maître en raisonnement, Bernard en
prédication, Richard en contemplation. Quant à Hugues, il excelle à la fois dans
les trois.
6. De tout ce que nous avons dit, il ressort
que, si la lumière qui descend d'En-Haut comporte quatre parties d'après une
première division, il en existe cependant six espèces différentes : la lumière
de l'Ecriture Sainte, celle de la connaissance sensible, celle de l'habileté
technique, celle de la philosophie rationnelle, celle de la philosophie
naturelle, celle de la philosophie morale. Ces six illuminations existent dans
la vie d'ici-bas et un soir leur succède, car toute la science sera détruite ".
C'est pourquoi vient après elle le septième jour, celui du repos, qui ne connaît
pas de soir, c'est l'illumination de la gloire céleste.
7. Il est donc tout indiqué de ramener ces
six illuminations aux six productions ou illuminations qui sont le cadre de la
création du monde . La connaissance de l'Ecriture Sainte correspond alors à la
première des productions, celle de la lumière, et ainsi de suite dans l'ordre.
De même que toutes provenaient d'une seule lumière, de même toutes ces
connaissances s'ordonnent à celle de l'Ecriture Sainte, y sont incluses et y
trouvent leur perfection, puis, à travers elle, s'ordonnent vers l'illumination
éternelle. La conclusion est que toute notre connaissance trouve son achèvement
dans celle de l'Ecriture Sainte, surtout dans son sens anagogique, par lequel
l'illumination est reportée en Dieu dont elle a tiré son origine. C'est donc là
que le cercle se referme, que le nombre six est complet et qu'ainsi on parvient
à l'achèvement.
Deuxième partie
8. Il nous faut maintenant voir comment les
autres illuminations de nos connaissances doivent toutes se ramener à la lumière
de l'Ecriture Sainte. Nous commencerons cet examen par l'illumination de la
connaissance sensible tout entière consacrée à la connaissance de ce que
peuvent percevoir les sens. Il faut en considérer trois éléments, le milieu
ambiant, l'exercice et le plaisir de cette connaissance . En examinant le
milieu, on y verra le Verbe, sa génération éternelle et son incarnation dans le
cours du temps. En effet, aucun objet sensible ne met en mouvement la puissance
cognitive, sinon grâce à une image qu'il engendre, comme les parents engendrent
leur enfant ; ainsi doit-il en être pour tous les sens, de façon générale, dans
la réalité ou au niveau d'un modèle d'être. Mais cette image ne mène pas à son
terme l'acte de sensation, si elle ne s'unit à l'organe et à la puissance. Quand
cette union se produit, une perception nouvelle se réalise et à travers celle-ci
il y a un renvoi à l'objet par l'intermédiaire de cette image. Bien que l'objet
ne soit pas continuellement perçu, il n'en produit pas moins continuellement, en
ce qui le concerne, son image, ce qui fait partie de sa perfection. De la même
manière, apprends-le, de l'Esprit suprême, que peuvent connaître les sens
intérieurs de notre esprit, émana éternellement sa ressemblance, son image, son
fils ; ensuite, " quand vint la plénitude des temps ", celui-ci s'est uni à un
esprit et à un corps humain, ce qui n'avait jamais eu lieu encore. Par lui, tous
nos esprits sont ramenés à Dieu, quand, par la foi, ils reçoivent dans leur
coeur cette image du Père.
9. Si l'on considère maintenant l'activité
des sens, on y verra une règle de vie. En effet, chaque sens exerce son activité
sur son objet propre, évite ce qui lui est nocif, n'annexe pas ce qui lui est
étranger, ainsi le sens du coeur mène une vie bien réglée quand il agit à
l'égard de ce qui est son objet en combattant la négligence, évite ce qui lui
est nuisible en combattant la concupiscence, n'annexe pas ce qui lui est
étranger en combattant l'orgueil , et vivre selon la règle est vivre dans la
prudence, la tempérance et la soumission pour fuir la négligence dans les
actions, la concupiscence dans les désirs, l'orgueil devant ce qui nous
dépasse.
10. Si l'on
considère ensuite la satisfaction obtenue, on verra l'union de Dieu et de l'âme.
Chaque sens recherche en effet avec avidité le sensible qui lui convient, il le
trouve avec joie et y revient sans lassitude, car " l'œil ne se rassasie pas de
voir, ni l'oreille n'est saturée d'entendre. De la même manière, le sens de
notre coeur doit se mettre avidement en quête de ce qui est beau, harmonieux, de
bonne odeur, doux au goût ou au toucher, le découvrir avec joie et le rechercher
sans cesse . Telle est la manière dont la connaissance sensible contient, sous
une forme cachée, la sagesse divine et telle aussi la merveilleuse contemplation
des cinq sens spirituels dans leur conformité avec les sens corporels.
11. La même recherche est à mener
sur l'illumination de l'habileté technique, tout entière préoccupée de la
production d'objets fabriqués. Nous pouvons y voir les trois mêmes choses : la
génération et l'incarnation du Verbe, une règle de vie, l'association de Dieu et
de l'âme. Pour cela, il faut en envisager la production, le résultat et le
profit, en d'autres termes, la technique du travail, la valeur de l'objet
fabriqué et l'utilité du résultat obtenu.
12. En examinant la production, on verra que
l'ouvrier exécute l'ouvrage qu'il réalise grâce à l'image qu'il en a dans
l'esprit. Il réfléchit sur elle avant de se mettre à l'ouvrage, puis fabrique un
objet tel qu'il l'a projeté ; du mieux qu'il lui est possible, il donne une
réalité extérieure à l'oeuvre produite à l'image du modèle qu'il porte
intérieurement et, s'il pouvait la fabriquer telle qu'elle soit capable de
l'aimer et de la connaître, il le ferait sans aucun doute. En admettant que cet
objet pût connaître celui qui l'a réalisé, ce serait grâce à l'image qui a
dirigé sa fabrication par l'ouvrier, et, au cas où la vision de sa connaissance
serait trop environnée de ténèbres pour lui permettre de s'élever à un niveau
supérieur, il lui faudrait, pour parvenir jusqu'à la connaissance de celui qui
l'a fabriqué, que l'image utilisée pour le réaliser descendît au niveau d'une
nature qu'il soit capable de saisir et de comprendre. Tout cela doit te faire
comprendre qu'aucune créature n'est sortie des mains de l'ouvrier suprême sinon
par l'intermédiaire du Verbe éternel en qui Il a tout organisé " ; par son
intermédiaire, il a produit non seulement les créatures qui ont un caractère de
vestige, mais encore celles qui ont le caractère d'image, pour qu'elles puissent
lui être semblables par la connaissance et l'amour. Comme le péché avait voilé
chez la créature raisonnable l'œil de la contemplation, il fut hautement
convenable que l'éternel et l'invisible devint visible et prit un corps,
afin de nous ramener au Père ; c'est ce qu'exprime saint Jean : Personne
ne vient au Père sinon par moi v, et saint Matthieu : Personne ne connaît le
Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut le révéler " ; aussi est-il
dit : Le Verbe fait chair ". En considérant donc l'illumination de l'habileté
technique dans la production de l'oeuvre, on y verra le Verbe engendré et
incarné, c'est-à-dire la Divinité et l'humanité, ainsi que toute la foi dans son
intégralité.
13. Que l'on considère maintenant
le résultat atteint, on y verra une règle de vie. Tout ouvrier entend, en effet,
produire une oeuvre belle, utile et durable. C'est à ces conditions que son
ouvrage a de la valeur et est acceptable. Par analogie avec ces trois qualités,
on découvrira nécessairement trois points dans la règle de vie : savoir,
vouloir, agir avec constance, c'est-à-dire avec persévérance. La connaissance
rend l'oeuvre belle, la volonté utile, la persévérance durable ; la première a
son siège daM la partie rationnelle de l'âme, la deuxième dans le
concupiscible ; la troisième dans l'irascible.
14. En considérant le profit obtenu, on
trouvera l'union de Dieu et de l'âme. Tout ouvrier qui réalise quelqu'oeuvre, en
effet, cherche ainsi à en tirer de l'honneur, un gain ou une satisfaction ; tels
sont, en effet, les trois objets possibles du désir, le bien honnête, le
bien utile, le bien agréable. C'est dans ce triple but que Dieu a fait l'âme
humaine, pour qu'elle le loue, le serve, trouve en lui sa jouissance et son
repos. Il se réalise par la charité " dans laquelle qui demeure, demeure en Dieu
et Dieu en lui " ; il y a de la sorte une merveilleuse union de laquelle naît un
merveilleuse jouissance, car, selon la phrase des Proverbes, " mes délices sont
d'être avec les enfants des hommes ". Ainsi l'illumination de l'habileté
technique mène vers celle de l'Ecriture Sainte et tout en elle proclame la vraie
Sagesse. Aussi, avec juste raison, l'Ecriture Sainte utilise-t-elle souvent de
telles images.
15. Nous utiliserons encore la même
méthode pour retrouver ces significations dans l'illumination de la philosophie
rationnelle qui se préoccupe principalement du discours. Il y a trois éléments à
y considérer en fonction des trois points de vue sous lesquels on peut
l'envisager, celui de qui s'exprime, celui de l'expression elle-même, celui de
qui l'écoute, c'est-à-dire en fonction de sa fin.
16. Si l'on envisage le discours par rapport
à celui qui parle, on voit que tout discours exprime un concept mental. Ce verbe
intérieur est le verbe de l'esprit qui l'engendre ; il est connu de celui qui
forme le concept. Mais pour être transmis à un auditeur, il revêt la forme d'un
mot et, grâce à ce revêtement, le verbe intelligible devient sensible ; on
l'entend extérieurement, l'oreille du coeur de l'auditeur le reçoit ; cependant,
il reste toujours présent dans l'esprit de celui qui l'exprime. On constate
qu'il en va de même avec le Verbe éternel : le Père le conçut de toute éternité
en l'engendrant, selon la phrase des Proverbes " Les abîmes n'existaient pas
encore et moi j'étais conçue " ; mais pour pouvoir se faire connaître de
l'homme, être sensible,. il a revêtu une forme charnelle " et le Verbe s'est
fait chair et il a habité parmi nous ", tout en demeurant dans le sein du
Père.
17. Si l'on envisage le discours en lui-même,
on y verra une règle de vie. Pour sa perfection, il lui faut en effet posséder
trois qualités : la correction, la vérité et l'élégance. A son exemple, toute
notre activité doit posséder la mesure, la beauté, et l'ordre : elle doit,
dans ses manifestations extérieures, être réglée par la modération, dans
l'affectivité embellie par la pureté, dans son intention ordonnée et ornée par
la droiture. La rectitude et le bon ordre de la vie sont en effet assurés par
une intention droite, des sentiments purs et une activité mesurée.
18. Si l'on envisage le discours du point de
vue de son but, celui-ci est d'exprimer, d'enseigner et d'émouvoir . Mais il
n'existe pas d'expression sans message à transmettre, pas d'enseignement sans
lumière qui convainque, pas d'émotion sans exercice d'une force, et cela ne se
réalise que grâce à un message, à une lumière et à une force intérieure
intimement unis à l'âme ; Augustin en conclut que le seul vrai maître est celui
qui est capable de communiquer l'information, d'apporter la lumière et de donner
la force au coeur de qui l'écoute, d'où la formule : Il a sa chaire au ciel
celui qui instruit le coeur dans l'intimité. Si donc le discours ne fait rien
connaître sans une force, une lumière et une information qui pénètrent l'âme, de
même pour que celle-ci s'instruise dans la connaissance de Dieu par sa parole
intérieure, il lui faut être unie à celui qui est la splendeur de gloire et
l'aspect visible de sa substance, portant toutes choses par le verbe de sa
puissance ". Tout cela rend évident le caractère merveilleux de cette
contemplation, par laquelle Augustin en nombre de ses ouvrages, guide son
lecteur vers la Sagesse divine.
19. Cette méthode servira encore à retrouver
les mêmes caractères dans l'illumination de la philosophie rationnelle qui se
préoccupe surtout des raisons formelles dans la matière, dans l'âme et dans la
Sagesse divine. On peut les envisager dans trois perspectives, celles du rang
qu'elles occupent, de l'effet qu'elles causent, des modalités d'union ; ces
trois points de vue nous font retrouver les trois vérités annoncées.
20. En les considérant d'après le rang
qu'elles occupent, on y verra le Verbe éternel et le Verbe incarné. Les raisons
intellectuelles produites par abstraction sont en quelque sorte intermédiaires
entre les séminales et les idéales. Or, les raisons séminales ne peuvent
se trouver dans la matière sans y provoquer l'apparition et la production d'une
forme, de même dans l'âme les raisons intellectuelles sans qu'il y ait
production du verbe dans l'esprit ; en Dieu, donc, selon les règles de
l'analogie, pas de raisons idéales sans production du Verbe par le Père. C'est
là, en effet, une grandeur et, si elle convient à la créature, à bien plus forte
raison peut-on inférer qu'elle existe chez le Créateur, ce qui fait dire à
Augustin que le Fils est l'art du Père. Autre argument : la matière est le siège
d'un appétit orienté vers les raisons intellectuelles, de sorte qu'il ne peut y
avoir de génération parfaite sans l'union de l'âme à la matière corporelle. On
peut donc raisonner ainsi par analogie : la souveraine perfection, la plus noble
de tout l'univers, ne peut se réaliser si la nature dans laquelle existent des
raisons séminales, celle où existent les raisons idéales, celle où existent les
raisons intellectuelles ne se réunissent pour constituer une seule personne ;
c'est ce qui s'est produit dans l'incarnation du Fils de Dieu.
Toute la philosophie naturelle proclame donc,
en fondant sur l'analogie, le Verbe de Dieu né et incarné, pour être à la fois
l'alpha et l'oméga : il est né au commencement et avant le temps, il s'est
incarné à la fin des siècles
.
21. En considérant maintenant ces raisons
sous l'angle de l'exercice de la causalité, on y envisagera une règle de vie :
il ne peut en effet y avoir production dans la matière soumise à la production
et à la destruction sans l'influence de la lumière des corps célestes qui
ignorent la production et la destruction, le soleil, la lune et les étoiles.
Ainsi l'âme ne peut accomplir d'oeuvres vivantes si elle ne reçoit du soleil, le
Christ, le bienfait de la lumière surnaturelle, si elle n'obtient la protection
de la lune, la Vierge Marie, Mère du Christ, si elle n'imite les exemples des
autres saints. Sous ces influences conjuguées, une oeuvre vivante et parfaite
s'accomplira en elle. Ainsi la règle de vie repose sur ces trois
éléments.
22. En considérant enfin ces raisons en
fonction des modalités de l'union, nous comprendrons comment s'effectue l'union
de l'âme à Dieu. En effet, la nature corporelle ne peut s'unir à l'âme que grâce
à l'action de l'humidité, de la chaleur et du fluide vital qui, tous
trois, préparent le corps à recevoir de l'âme sa vie. Cela fait comprendre que
Dieu ne donne pas la vie à l'âme et ne s'unit pas à elle, si elle n'est pas
mouillée des pleurs de la componction et de la piété, spiritualisée par le
mépris de tout ce qui est terrestre, réchauffée par le désir de la patrie
céleste et du Bien-Aimé. Ainsi se cache dans la philosophie naturelle la Sagesse
de Dieu.
23. Après les démarches que nous avons
décrites, on trouve la lumière de l'Ecriture Sainte dans l'illumination de la
philosophie morale ; celle-ci, en effet, a pour principal objet la rectitude :
elle se préoccupe de la justice générale qui, selon la formule d'Anselme,
est " la rectitude de la volonté ". Ce qui possède la rectitude se reconnaît en
effet à trois caractères et, grâce à cela, les trois vérités déjà mentionnées
brillent quand l'esprit envisage la rectitude. On définit d'abord ce qui est
droit ce dont le milieu est sur la même ligne que les extrémités. Si donc la
rectitude suprême est en Dieu, pris en lui-même aussi bien que comme principe et
fin de toutes choses, il faut poser en Lui une personne qui, de soi-même, soit
un milieu ; de la sorte, il y en aura une qui ne fait que produire, une autre
qui n'est que produite, celle qui sera au milieu d'elles à la fois produit et
est produite. Il faut aussi que dans le mouvement de diffusion ' et de
réintégration des choses, existe un intermédiaire ; celui-ci doit se trouver
davantage du côté de l'origine dans la difFusion, davantage du côté de celui qui
fait retour dans la réintégration. C'est par le Verbe divin que les êtres sont
venus de Dieu, de même faut-il, en vue de leur complet retour vers Lui, que le
Médiateur entre Dieu et les hommes p ne soit pas seulement Dieu mais encore
homme, pour ramener les hommes à Dieu.
24. On appelle encore droit ce qui se
conforme aux directives reçues. De ce point de vue, la considération de la
droiture nous fait voir une règle de vie : c'est en effet vivre droitement que
se diriger d'après les préceptes du droit divin, ce qui se réalise quand la
volonté de l'homme accepte les commandements nécessaires, les avertissements
salutaires, les conseils de perfection, afin qu'il expérimente quelle est la
volonté de Dieu, bonne, donnant la joie et parfaite p. Alors la règle de vie est
droite car on n'y peut trouver nulle déviation.
25. On appelle enfin droit ce dont le sommet
se dresse vers le haut, ainsi l'homme se tient droit. De ce point de vue, la
considération de la droiture fait voir l'union de Dieu et de l'âme. Puisque Dieu
, en efFet, est au-dessus de nous, il faut que la fine pointe de l'esprit soit
dirigée vers le haut. On y parvient quand la partie rationnelle de l'âme
accepte la vérité première pour elle-même et pardessus tout, quand l'irascible
s'appuie sur la souveraine générosité, quand le concupiscible s'attache à la
bonté. " Qui s'attache " ainsi " à Dieu, est " alors " un seul esprit avec Lui.
"
26. Ainsi est évidente la manière dont la
sagesse divine dans ses multiples aspects, que l'Ecriture Sainte fait clairement
connaître, est cachée dans toute connaissance et dans toute nature. Non moins
évidente la manière dont toutes les connaissances sont au service de la
théologie ; celle-ci prend en conséquence des exemples et emprunte des termes
qui relèvent de toutes les espèces de connaissance. Evidentes aussi 1'ampleur de
la voie des illuminations et la manière dont Dieu Lui-même se cache à
l'intérieur de tous les objets de sensation ou de connaissance. Tel est le fruit
de toutes les sciences : en toutes, la foi se construit, " Dieu est honoré ", la
conduite s'organise, on puise ces consolations que donne l'union de l'époux et
de l'épouse, réalisée dans l'amour. Celui-ci est le but de l'Ecriture Sainte et
donc de toute la lumière qui vient d'En-Haut. Sans lui, toute connaissance est
vaine, car on n'atteint le Fils que grâce à l'Esprit-Saint, " qui nous enseigne
toute vérité, qui est béni dans les siècles des siècles. Amen.
Notes du texte latin:
l. Jc. 1, 17.
2. Ib.
3. 1 Co 13, 8.
4. Ga 4, 4.
5. Si 1, 8.
6. Jn 14, 6.
7. Mt 11, 27.
8. Jn 1, 14.
9. 1 Jn 4, 6 : Qui manet in caritate in Deo manet
et Deus in eo.
10. Pr 8, 31. Ces
paroles sont mises par l'écrivain sacré dans la bouche de la Sagesse
divine.
11. Pr 8, 24.
12. Jn 1, 14 et 18.
13. He 1, 3.
14. Ap 1, 8.
15. 1 Tm 2, 5.
16. Rm 12, 2.
17. 1 Co 6, 17.
18. Ep. 3, 10.
19. 1 P 4, 11.
20. Jn 16, 13: Cum autem venerit ille Spiritus
veritatis docebit vos omnem veritatem.
21. Rm 1, 25.